Introduction

Les gens le connaissent en tant qu’archéologue ou historien. Lui, préfère presque le terme d’orientaliste. Ce spécialiste du Proche et du Moyen-Orient est surtout connu pour avoir déchiffré, entre 2017 et 2020, l’élamite linéaire, l’un des plus anciens systèmes d’écriture au monde. Inquiet face à l’avenir climatique de notre planète, le regard de ce « citoyen français et européen » se tourne désormais vers d’autres projets : pour lui, la construction d’une Europe fédérale et la transition écologique sont les grands enjeux de demain. Par son regard à la fois tourné vers les défis ancestraux et contemporains de l’Humanité, nous avons choisi de diviser l’interview en deux parties distinctes.

Dans la première partie de ce diptyque, le chercheur remontera jusqu’au Néolithique pour nous conter, à vol d’oiseau, l’histoire insoupçonnée des premières écritures. Un voyage millénaire qui nous conduira à travers plusieurs époques : de celle qui a vu naître la première ville connue, Uruk, à celle qui s’acheva avec l’arrivée d’Alexandre le Grand en Orient, jusqu’au déchiffrement des hiéroglyphes par un certain Champollion le Jeune. Ainsi, au fil de votre lecture, vous observerez que l’histoire des peuples ne se restreint pas à une seule direction d’écriture.

François Desset (au centre, rang du haut) et ses collègues iraniens lors de la campagne de fouilles 2016 à Bavanat, Fars (fouilles dirigées par M. Khanipour).

PARTIE I

Quand Homo sapiens s’est-il installé en Eurasie ? Pour quelles raisons ?

On peut très souvent répondre à la question « quand ? » et « comment ? », mais les questions liées aux intentions et aux raisons, généralement, on ne peut pas y répondre. Donc, fondamentalement, pour quelles raisons Homo Sapiens est sorti d’Afrique – entre 150 000 et 100 000 ans av. J.-C. – on ne le saura jamais. 

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Diffusion de l’Homo sapiens hors de l’Afrique (en kilo-années : 300 ka signifie 300 000 ans)

Ensuite, il est nécessaire de concevoir cette migration telle qu’elle a probablement eu lieu. La vue géographique que l’on a par le haut, ils ne l’avaient pas. J’imagine que le premier Homo sapiens qui a mis les pieds en Eurasie n’a pas dû se dire « ah ça y est, un petit pas pour moi mais un grand pas pour l’espèce ! ». Surtout, Homo sapiens arrive en Australie vers 60 000 av. J.-C., sur le continent américain vers 15 000 av. J.-C. J’imagine qu’à chaque génération, ils n’ont dû avancer que de 5 à 10 kilomètres. Alors forcément, notre perspective actuelle, façonnée par des millénaires d’histoire, nous donne l’impression que des colons ont débarqué avec un objectif de conquête. Je ne pense vraiment pas que cela s’est passé comme ça.

Toutes les espèces humaines ont eu tendance à bouger mais encore une fois, cela ne semblait pas être motivé par une volonté consciente de coloniser un territoire, mais plutôt de suivre des troupeaux, car ce sont fondamentalement des gens dont la survie était assurée par la chasse et la cueillette. Donc, il faut faire attention à ce regard cartographique qui est le nôtre, qui est certes exact d’un point de vue de la réalité physique, mais qui ne correspond pas forcément à ce que les gens ont pu penser ou ressentir à l’époque.

Quelle différence y-a-t-il entre le Mésolithique et le Néolithique ?

Pour bien comprendre, il est essentiel de faire un bref rappel d’histoire des sciences sur tous ces termes en -lithique. Ce sont des termes qui ont été inventés par un archéologue anglais en 1865, John Lubbock, dans son livre « Prehistoric Times ». C’est quelqu’un qui a été influencé par Darwin et son « Origine des espèces », paru en 1859, et c’est lui qui parle pour la première fois du Paléolithique – « l’âge de la pierre taillée » – et du Néolithique – « l’âge de la pierre polie ». Ces interprétations sont maintenant complètement dépassées parce que le Paléolithique se définit désormais par un mode économique basé sur la chasse et la cueillette, et le Néolithique par l’agriculture et l’élevage.

Le Mésolithique, quant à lui, correspond à quelque chose de bien particulier : ce sont les dernières populations de chasseurs-cueilleurs – donc toujours au Paléolithique finalement – mais vivant de manière contemporaine avec des gens qui ont eux-mêmes basculé vers un mode de vie basé non plus sur la prédation mais sur la production de nourriture, donc Néolithique. C’est pour cela que l’on parle, par exemple, des populations mésolithiques européennes qui ont dû voir débarquer  aux alentours de 6 500 av. J.-C., des populations du Proche-Orient caractérisée par une économie néolithique. C’est donc un phénomène très court et très ténu dans l’histoire humaine.

Diffusion du néolithique proche-oriental vers l’Europe (les dates sont en années av. J.-C.).

Quelles sont les raisons justifiant l’utilisation du terme « Révolution néolithique » ?

Encore un peu d’histoire des sciences pour le coup. C’est une expression qui provient d’un éminent archéologue australien du 20ème siècle, nommé Vere Gordon Childe. Bien que des désaccords persistent concernant certaines hypothèses avancées par Gordon Childe, nous sommes tous unanimes sur cette expression. Car, si vraiment nous pouvons résumer l’histoire humaine, l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, du néolithique donc, en est la réelle rupture. L’humanité émerge vers 3 à 2 millions d’années av. J.-C., et de cette époque jusqu’à 10 000 av. J.-C., le mode de vie n’a quasiment pas changé. Dans une longue perspective, 10 000 av. J.-C., c’était hier. Et regardez aujourd’hui, nous échangeons à travers un ordinateur dont les composants métalliques proviennent des quatre coins de la Terre, en utilisant des ondes…

Enfin bref, quelque chose de sans précédent. Le fait que je vous vois à travers cet écran en plastique est une conséquence directe du néolithique. Nous sommes d’ailleurs toujours au néolithique si on y réfléchit bien, car c’est bien beau l’internet, l’archéologie et le journalisme, mais si à la fin de la journée nous n’avons pas de quoi manger dans notre assiette, tout cela s’écroule. Aujourd’hui, vous n’êtes probablement pas partis à la chasse pour vous nourrir. Il y a de très fortes chances que vous vous soyez alimentés avec des produits issus de l’agriculture et de l’élevage, tout comme moi d’ailleurs. 

Pourquoi cela est-il arrivé vers 10 000 av. J.-C. ? Alors encore une fois, le « pourquoi ? » c’est toujours compliqué, mais là on a quand même des éléments de réponses assez crédibles. Vers 12 000 av. J.-C., c’est la sortie de la dernière période glaciaire. L’ère géologique que l’on nomme le Quaternaire est caractérisée par une alternance de périodes glaciaires et interglaciaires. Depuis, nous sommes dans une période dite interglaciaire. Il semble que l’apparition de l’agriculture et de l’élevage survienne immédiatement ou peu de temps après la sortie de cette dernière période glaciaire.

Donc il doit y avoir une corrélation assez immédiate et évidente. Autre point, c’est au Proche-Orient que l’agriculture et l’élevage apparaissent pour la première fois au monde. Cette région est comme ‘en avance’. Dans cette région du monde étaient présentes à l’état sauvage de nombreuses espèces végétales et animales domesticables, tels le blé, l’orge, et les légumineuses pour les végétaux, ou les chèvres, moutons, vaches et porcs pour les animaux. Ces deux éléments sont cruciaux pour tenter de comprendre pourquoi cet évènement s’est produit tout d’abord là à cette époque.

Quels autres éléments caractériseront la révolution depuis l’avènement de l’agriculture et de l’élevage ?

Fondamentalement, je pense qu’il n’y aura rien d’aussi révolutionnaire que l’apparition de l’agriculture et de l’élevage parce que finalement, tout dérive de ça. Évoquer l’agriculture et l’élevage signifie parler de la production alimentaire plutôt que de la prédation. Cela entraîne une augmentation démographique, une hiérarchisation sociale, une spécialisation professionnelle – certains ne travailleront plus nécessairement dans la production alimentaire – et, par conséquent, l’émergence de nombreux nouveaux artisanats. Parmi eux, il y a la métallurgie – du cuivre, en premier – qui émerge pour la première fois au monde au Proche-Orient, sur le plateau anatolien et le plateau iranien aux alentours des 6ème et 5ème millénaires av. J.-C. Un autre élément important est l’apparition des villages et du mode de vie qui l’accompagne.

Il va y avoir toujours au Proche-Orient, l’apparition des sceaux et des scellements afin de contrôler les biens. Les premières notions de propriété privée et de contrôle des biens se développent. L’augmentation démographique de l’époque va donner des sociétés de plus en plus grandes et complexes, et en cela, le 4ème millénaire av. J.-C. est un point de bascule avec l’apparition de la première ville au monde : Uruk. On est vers 3500 av. J.-C. dans la plaine mésopotamienne. À cette période, les villages de la région d’Uruk vont se vider selon un effet d’entonnoir alors que la ville au centre gonfle. La ville d’Uruk atteindra les 250 hectares vers 3000 av. J.-C. Il y a cela, et puis il y a l’apparition de l’écriture qui émerge à la fin du 4ème millénaire av. J.-C., à peu près au même moment – et il vaut mieux l’estimer ainsi selon moi – en Égypte, ainsi que dans le sud de la Mésopotamie et sur le plateau iranien.

Pourquoi les hommes ont-ils créé l’écriture ?

De ce que l’on peut en voir à l’heure actuelle, l’écriture apparaît – d’après la fonction des premiers documents écrits – en Mésopotamie avec le proto-cunéiforme et sur le plateau iranien avec l’écriture proto-élamite ou proto-iranienne ancienne, pour compter le blé, l’orge, les surfaces agricoles ou encore les animaux. C’est une fonction purement comptable utilisée en premier lieu par les gestionnaires d’entrepôts afin de mieux contrôler les denrées, les paiements de salaires, etc. 

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Structure sémantique d’une tablette proto-iranienne ancienne de Suse (CDLI pour les photographies © François Desset).

En Égypte, il semble que cela soit un peu différent au début car on pense que cela servait à inscrire le nom du roi sur des objets qu’il aurait possédés. Là-bas, l’écriture était associée aux castes les plus élevées, tandis qu’en Mésopotamie et en Iran, nous n’avons pas d’information là-dessus. Maintenant, il est important de ne pas faire d’anachronisme. Actuellement, nous voyons cela comme une grande invention, mais à l’époque, il est certain que la majeure partie des gens s’en fichaient complètement. C’est notre mode de vie actuel que l’on essaie de comprendre et d’expliquer. Si on en avait un différent, si nous n’utilisions plus l’écriture, je doute que l’on percevrait ce qu’il s’est déroulé vers 3300 av. J.-C. comme une étape capitale.

Quels sont les systèmes d’écriture les plus anciens connus à ce jour dans le monde ?

L’écriture apparaît dans trois régions : les hiéroglyphes en Égypte, l’écriture proto-cunéiforme en Mésopotamie et l’écriture proto-élamite ou proto-iranienne ancienne en Iran. Là, on est donc à la fin du 4ème millénaire av. J.-C. Ces écritures-là continuent au 3ème millénaire av. J.-C., tandis qu’une quatrième va se développer : l’écriture de l’Indus dans ce qui correspond à l’heure actuelle au Pakistan et à l’Inde. A la fin du 3ème millénaire av. J.-C. apparaissent également les hiéroglyphes crétois en Crète. 

Il y a donc une légère augmentation du nombre d’écritures au 3ème millénaire av. J.-C.. Puis, au cours du 2ème millénaire av. J.-C., l’émergence de nombreux autres systèmes d’écriture est à signaler. En Chine, cela survient vers 1400 et 1300 av. J.-C., une période relativement récente. Par la suite, dans le Levant, d’autres systèmes, tels que l’alphabet phénicien, font leur apparition. En progressant vers le 1er millénaire av. J.-C., c’est à ce moment que les alphabets grec et latin font leur entrée, en même temps que le développement des premiers systèmes d’écriture en Amérique. 

Si je reviens aux trois premiers systèmes d’écriture attestés, les hiéroglyphes égyptiens sont utilisés, en l’état actuel des données, de 3300/3200 av. J.-C.  jusqu’au 5ème siècle après J.-C. Pour le proto-cunéiforme, dont les signes vont changer progressivement de forme, son utilisation s’étend de 3300 av. J.-C. au premier siècle après J.-C. L’écriture proto-élamite en Iran – et ça, c’est ma théorie – va elle aussi connaître quelques changements au niveau des signes jusqu’à être appelé élamite linéaire. Mais contrairement à ses contemporaines, elle va s’interrompre beaucoup plus tôt – toujours en l’état actuel des données – vers 1850 av J.-C. Quant à l’écriture de l’Indus, pour terminer avec celle-là, elle est probablement utilisée de 2600 avant J.-C. à 1900, voire 1850 avant J.-C.

Quand apparaît la civilisation de l’Élam ? À quand remontent les origines de l’écriture iranienne ?

Alors, juste avant, un petit point sur ces histoires d’Elam et sur le terme de Hatamti. J’ai bien conscience que cela peut compliquer les choses, mais pour faire bref, cette civilisation qu’on voit se développer en Iran avec ce système d’écriture bien particulier a été appelée « Elam » depuis le 19ème  siècle par les savants européens. En réalité, c’est un terme mésopotamien pour désigner les populations montagnardes à l’est, les barbares. Pour eux, « Elam » veut dire « l’Orient montagneux ». C’est quasiment une notion de direction. Bon, si on s’intéresse au point de vue géographique mésopotamien, comment ils envisagent l’espace géographique autour d’eux, ce terme a une valeur. Mais si on s’intéresse comme moi au point de vue des gens qui occupent le Plateau iranien, alors cette notion d’Elam perd toute sa valeur.

Juste pour vous donner un exemple, C’est comparable à la période où les Européens ont débarqué en Amérique et catégorisé toutes les populations d’Amérique du Nord sous le terme générique « Indiens ». Alors que ces populations ne se sont jamais désignées collectivement par un seul terme. Pour elles, elles étaient les Apaches, les Cheyennes, les Cherokees… Et donc, on a tout réuni dans une patate conceptuelle, les Indiens. Eh bien, c’est quelque peu ce que font les Mésopotamiens avec cette patate conceptuelle d’Elam.

C’est pour ça que j’essaie de nettoyer l’histoire iranienne de ce terme là – qui est fondamentalement exogène et non endogène – en préférant renommer l’écriture proto-élamite, écriture proto-iranienne ancienne, et l’écriture élamite linéaire, écriture proto-iranienne récente. Entre elles, il y aurait donc eu une phase proto-iranienne moyenne encore relativement mal documentée. Et pour la langue élamite, je suggère de parler désormais de langue hatamtite. Cette dénomination vient d’un toponyme qu’eux-mêmes utilisent : le Hatamti. 

Et donc pour en revenir à ta question, c’est toujours dur de déterminer le début de cette civilisation, parce qu’il faudrait déjà définir ce qu’est une civilisation. Ce terme sert souvent à désigner des sociétés utilisant l’écriture. Donc si on accepte cette définition, et bien, étant donné que nous avons l’écriture proto-élamite ou proto-iranienne ancienne aux alentours de 3300 av. J.-C., partons sur ça.

Et si nous nous concentrions sur l’apparition des premiers regroupements massifs, les villes, plutôt que sur l’avènement de l’écriture, jusqu’où pouvons-nous remonter ?

Encore une fois, on peut dire qu’au 4ème millénaire av. J.-C., avec la première ville connue au monde, Uruk, il s’est passé pas mal de choses. En Iran – je pense que cela s’est produit un peu après Uruk – on a des sites comme Suse qui doit faire 30 à 40 hectares à la fin du 4ème millénaire av. J.-C. On a aussi un site appelé Tal-e Malyan et dont le nom antique est Anzan qui occupe une surface de 200 hectares vers 3000 av. J.-C. 

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Vue aérienne de Tal-e Malyan, La ville d’Anzan – actuelle Tal-e Malyan – a connu une occupation humaine depuis le 4ème  millénaire av. J.-C. © Georg Gerster, 1978.

On a d’autres grands sites comme ça sur le plateau iranien. Encore une fois, on pourrait débattre pendant des heures sur ce qui fait une ville, sur les distinctions entre un grand village et une petite ville. Fondamentalement, on peut parler de villes à partir du 4ème millénaire av. J.-C. au Proche Orient. On va avoir des remparts, des bâtiments spécialisés, des bâtiments à fonctions non utilitaires comme des grandes terrasses, des temples, donc des structures ‘inutiles’ qui ne servent pas qu’à loger des gens. Sans oublier l’écriture qui apparaît à peu près à ce moment-là.

Pourquoi ne devrait-on pas confondre la langue hatamtite et l’écriture élamite linéaire ou proto-iranienne récente ? 

Très souvent, les gens confondent langue et écriture. Pour donner un exemple, votre article, vous allez l’écrire en langue française, mais en notant cette langue avec un alphabet latin modifié. Les deux sont liés, mais ce n’est pas la même chose. La langue, c’est un phénomène sonore immatériel qui est produit par nos cordes vocales ; l’écriture, c’est un phénomène visuel, matériel et graphique qui est généralement produit par la main. […] Fondamentalement, on peut écrire la langue élamite – ou hatamtite – avec l’alphabet latin et je pourrais écrire la langue française avec l’écriture élamite linéaire. L’écriture, c’est un outil pour noter la langue. Un exemple qui clarifie pas mal les choses est la langue turque.

Le turc a été noté jusque dans les années 1920 avec l’alphabet arabe. Après la première guerre mondiale, la fin de l’Empire ottoman et la création de la Turquie moderne, le pays connaît de nombreux bouleversements et l’on va décider de passer de l’alphabet arabe à l’alphabet latin (phénomène de romanisation), symbole alors de modernité réformatrice. Nous avons donc deux systèmes d’écriture utilisés pour transcrire une même langue. Nous ne sommes plus habitués à cela parce qu’en France, nous utilisons l’alphabet latin une cinquantaine d’années après la conquête romaine au tournant de notre ère, donc il semble y avoir une corrélation évidente entre langue et écriture. Mais avant la conquête romaine de la Gaule, les plus anciennes traces d’écriture en France, au sens actuel du territoire appelé France, remontent à environ 600 avant J.-C., et sont associées à la colonisation grecque.

On le sait rarement, mais les plus anciennes traces d’écriture sur le territoire français sont en alphabet grec, qui servait bien sûr à transcrire la langue grecque mais aussi, et on le sait moins, la langue gauloise (inscriptions gallo-grecques).

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Exemple d’inscription gallo-grecque (Vaison-la-Romaine; Musée lapidaire Calvet, Avignon). 

ϹΕΓΟΜΑΡΟϹ ΟΥΙΛΛΟΝΕΟϹ ΤΟΟΥΤΙΟΥϹ ΝΑΜΑΥϹΑΤΙϹ ΕΙωΡΟΥ ΒΗΛΗϹΑΜΙ ϹΟϹΙΝ ΝΕΜΗΤΟΝ (Segomaros Uilloneos toutius Namausatis eiōru Bēlēsami sosin nemēton ; « Segomaros, fils de Villū, citoyen de Namausos (Nîmes), a dédié ce sanctuaire à la déesse Belesama »).

Pour revenir sur le phénomène de la romanisation, on peut mentionner également l’Asie centrale où les alphabets arabe et cyrillique étaient précédemment utilisés, alors qu’on utilise aujourd’hui de plus en plus l’alphabet latin. Donc ça change au fil du temps en fonction de l’influence culturelle d’un système d’écriture supporté par des pouvoirs politiques particuliers. Au 20ème siècle, on a assisté à une romanisation massive de nombreux nouveaux territoires.

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Répartition actuelle des systèmes d’écriture dans le monde.

Quelle est la caractéristique distinctive de l’écriture élamite linéaire ou proto-iranienne récente par rapport à ses contemporaines ?

Il y a deux grands types d’écriture dans le monde. Vous avez les écritures dites phonétiques, où les signes notent un son de la langue. C’est ce que l’on fait avec notre alphabet latin. Mais vous avez également les écritures dites logogrammatiques – anciennement idéogrammatiques – qui sont des systèmes d’écriture dans lesquels la notation d’un signe ne correspond pas nécessairement à un son spécifique. Par exemple, si je vous demande d’écrire « mille », il y aura deux manières de l’écrire. « Mille » correspond à la version phonétique, vous notez le son du mot en langue française. Si vous décidez de le noter « 1000 », vous ne notez pas le son, mais vous notez l’idée. Si j’étais un Iranien, je ne lirais pas 1000 « mille » mais « hezâr » (هزار en alphabet arabe). Si j’étais Anglais, je le lirais «one thousand ». Là, on note bien l’idée. Cet exemple, mille/1000, permet de comprendre facilement quels sont les deux grands types d’écriture : phonétique et logogrammatique. En général, c’est rare de trouver un système qui ne relève que d’un type ; la plupart combinent en effet les deux types de notation, et on les qualifie pour cette raison de systèmes d’écriture mixtes.

Donc, au 3ème millénaire av. J.-C. – selon nos connaissances – on retrouve les hiéroglyphes en Égypte, le cunéiforme en Mésopotamie, l’écriture proto-iranienne récente/élamite linéaire en Iran, et l’écriture de l’Indus dans la vallée de l’Indus. Cette dernière n’a pas encore été déchiffrée, donc écartons la. Les deux premières sont des systèmes mixtes où on utilise à la fois des notations logogrammatiques et phonétiques. Quand je travaillais sur l’écriture proto-iranienne récente/élamite linéaire, je me disais « bon, je suis à la même époque que les hiéroglyphes et le cunéiforme, donc a priori, je vais sûrement tomber sur un système d’écriture mixte ». Ça me semblait logique.

Pourtant, à l’heure actuelle où je peux lire plus de 95% des signes, tous sont phonétiques. Autrement dit, cette écriture semble être la première écriture purement phonétique au monde. Avant, nous pensions que de telles écritures n’étaient apparues que vers 1500 av. J.-C. Donc nous remontons d’au moins 800 ans, de 1500 à 2300 av. J.-C., l’apparition d’une écriture purement phonétique. J’ai été le premier surpris parce qu’encore une fois, je pensais tomber sur des logogrammes. Eh bien, non, je n’en ai toujours pas trouvé, et je pense que nous n’en trouverons pas, car c’est un système d’écriture, à mon avis, assez révolutionnaire pour cette époque. Vous voyez, les systèmes d’écritures mixtes, fonctionnent au 3ème millénaire av. J.-C. avec 200 à 300 signes pour l’écriture cunéiforme et autour de 1000 signes pour les hiéroglyphes égyptiens. Ce sont donc des systèmes relativement complexes, parce qu’au lieu d’écrire, par exemple, « roi » avec les lettres r, o et i, ils auraient pu le représenter ainsi 👑.

De cette façon, le nombre de signes augmente. Si, en Égypte et en Mésopotamie, ils avaient voulu écrire de manière complètement phonétique, ils en avaient de plus la capacité avec les signes phonétiques à leur disposition. Mais soit ils n’y ont pas pensé, soit ils ont sciemment rejeté ça parce qu’il y avait peut-être de la part des scribes une intention de garder le système complexe afin d’en restreindre l’accès et maintenir ainsi leur position socio-professionnelle. Du côté de l’Iran – toujours en l’état actuel des données et de ce que j’en sais – l’écriture élamite linéaire ou proto-iranienne récente fonctionne, au moins dès 2300 avant J.-C., comme ceci : 5 signes pour les voyelles, a, e (é), i, o, u (ou), 12 signes pour les consonnes (h, k, l,…) et 60 signes pour les syllabes constituées par le croisement des 12 consonnes avec les 5 voyelles (ha, he, hi, ho, hu, ka, ke, ki, ko, ku, la, le, li, lo, lu…). Par exemple, si je voulais écrire lion, je pourrais l’écrire avec 3 signes en écriture élamite linéaire/proto-iranienne récente : C:\Users\desse\AppData\Local\Microsoft\Windows\INetCache\Content.Word\li.jpgC:\Users\desse\AppData\Local\Microsoft\Windows\INetCache\Content.Word\o.jpgC:\Users\desse\AppData\Local\Microsoft\Windows\INetCache\Content.Word\n.jpg (li-o-n).C’est d’une très grande logique et d’une très grande simplicité pour l’époque parce que si vous faites le total, vous arriverez donc à 77 signes. C’est donc beaucoup moins que les autres systèmes d’écriture. Ces 77 signes étaient de plus considérés selon une grille phonétique conceptuelle structurée par les signes pour les voyelles et les consonnes et remplie par ceux pour les syllabes. 

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Grilles des valeurs phonétiques des signes de l’écriture proto-iranienne récente/élamite linéaire présentées selon notre ordre alphabétique © François Desset.

Cette grille phonétique n’est pas une projection moderne, mais une réalité ancienne. Elle a en partie été retrouvée sur une tablette scolaire en écriture élamite linéaire/proto-iranienne récente de Suse, sur laquelle, l’écolier ou étudiant a écrit d’un côté e, u, o, a, i et de l’autre, p, pe, pu, po, pa, pi sur une ligne et m, me, mu, mo, ma, mi sur l’autre.

En restant raisonnable, cela bouscule nos idées préconçues sur la vitesse de phonétisation de l’écriture à l’échelle mondiale. On constate ainsi que, en Iran, un système d’écriture purement phonétique, à la fois logique et économe, s’est développé beaucoup plus rapidement que dans les autres régions. Il s’agit bien ici de modifier notre vision du développement des écritures dans le monde

Il s’agit donc d’un système d’écriture alpha-syllabaire ?

Effectivement. Si vous vous concentrez sur les écritures phonétiques, vous avez deux grands types de signes : ceux qui notent des syllabes et d’autres qui notent la plus petite particule des langues que l’on appelle les phonèmes. Dans le deuxième cas, nous parlons de signes alphabétiques. Là, en l’occurrence, vous avez les deux, des signes alphabétiques (voyelles et consonnes) et des signes syllabiques, donc nous pouvons qualifier ce système d’alpha-syllabaire. Ils auraient pu mettre de côté les 60 signes syllabiques et n’utiliser que les signes alphabétiques, mais ils ne l’ont pas fait.

En quoi la langue hatamtite (ou élamite) se distingue-t-elle en tant qu’isolat linguistique ?

Pour faire simple, je pense que le meilleur moyen d’expliquer le concept d’isolat linguistique, c’est de parler de la langue basque. Je m’explique. En France, les langues parlées à l’heure actuelle, comme dans la plupart du reste de l’Europe, sont indo-européennes. Qu’elles soient latines, celtiques ou germaniques, elles font toute partie de ce même grand groupe linguistique. Et puis à côté, quand vous regardez la carte linguistique, vous avez le basque qui est sûrement la descendante du reliquat de la langue parlée par les populations qui occupaient l’Europe avant l’arrivée des populations indo-européennes, peut-être au 3ème millénaire av. J.-C.. Donc, de ce point de vue, nous sommes les lointains descendants d’envahisseurs. Mais cela s’est passé il y a plusieurs milliers d’années, donc on peut dire qu’il y a prescription.

Ce qu’il convient également de mentionner, c’est que fondamentalement, il n’y a pas d’isolat linguistique. II s’agit simplement de langues qui nous semblent isolées parce que les autres langues apparentées ont disparu. Le proto-basque n’était sûrement pas issu de nulle part au 3ème millénaire av. J.-C. quand les locuteurs des langues indo-européennes sont arrivés. Cette notion d’isolat linguistique est donc établie en fonction de notre regard actuel. Cela étant dit, on peut dire que la langue hatamtite (ou élamite) est un peu le basque du Proche-Orient puisqu’on ne peut la relier à l’heure actuelle à aucune autre langue connue présente ou passé.

Certains linguistes ont tenté de la rattacher aux langues dravidiennes parlées au Pakistan et en Inde à l’heure actuelle. Il y a une hypothèse également de la relier au groupe des langues caucasiennes. Pour ma part, cela me dépasse un peu car je ne suis pas linguiste et laisse ce domaine à plus compétent que moi. Pour l’heure, il y a consensus parmi les chercheurs pour dire qu’en l’état actuel des données, la langue hatamtite (élamite) ne ressemble à aucune autre langue et peut donc être qualifiée d’isolat linguistique. Comme le sumérien d’ailleurs.

Mais encore une fois, ce n’est sûrement que le résultat d’une documentation qui n’est que partielle. Parce que oui, pour parler de langue, il faut avoir des sources écrites. La langue, c’est un phénomène immatériel et sonore, si elle n’est pas écrite, il est impossible d’en connaître l’existence. Il y a 20 000 ans, quelle était la langue que parlaient ceux qui ont peint la grotte de Lascaux ? On ne le saura jamais. Les paroles partent, les écrits restent comme on dit.

A quoi est dû le déclin de l’écriture proto-iranienne récente et de la langue hatamtite (élamite) ?

L’écriture proto-iranienne récente n’est plus attestée après 1900, voir 1850 avant J.-C. J’avance l’hypothèse d’un double phénomène pour expliquer cette disparition. Cette écriture était utilisée, à cette époque, dans la moitié sud du plateau iranien où deux événements contemporains mais absolument pas corrélés ont eu lieu. Premièrement, dans le sud-est du plateau iranien, on observe un effondrement urbain. Cela signifie qu’au début du 2ᵉ millénaire avant J.-C., l’ensemble des civilisations urbaines de l’Indus, de l’Oxus en Asie centrale et dans l’est du plateau iranien s’effondrent. Toutes les villes disparaissent. Et avec elles, je pense, l’écriture également. Deuxièmement, et à peu près au même moment, on voit croître l’influence culturelle mésopotamienne dans le sud-ouest du plateau iranien.

De manière similaire à l’adoption de l’alphabet latin au 20ème siècle, l’écriture cunéiforme s’impose alors. On observe néanmoins une période particulièrement intéressante entre 2000 et 1900 avant J.-C., où il est évident que les scribes hatamtites avaient le choix entre utiliser leur écriture ancestrale, l’écriture proto-iranienne récente ou élamite linéaire, ou adopter la nouvelle écriture cunéiforme mésopotamienne. C’est là que l’exemple de la Turquie est intéressant car il documente également le passage relativement rapide, sur une décennie, d’une écriture (alphabet arabe) à une autre (alphabet latin).

C’est probablement ce qu’il s’est passé en Iran sur un siècle, avec la bascule de l’écriture proto-iranienne récente ou élamite linéaire vers le cunéiforme. Donc pour résumer, l’écriture iranienne aurait disparu au début du 2ème millénaire av. J.-C. en raison d’un double phénomène : l’effondrement urbain à l’est et l’influence mésopotamienne à l’ouest. 

La langue hatamtite (élamite), quant à elle, va continuer à être notée du 2ème au 1er millénaire avant J.-C., comme nous avons pu le constater, au moyen de l’écriture cunéiforme. Mais l’arrivée d’Alexandre le Grand en Orient dans les années 330/320 av. J.-C. va mettre fin à la notation cunéiforme de cette langue. Évidemment, celle-ci n’a pas disparu du jour au lendemain. Nous savons qu’aux 9ème et 10ème siècles après J.-C., des voyageurs iraniens s’exprimant en arabe ou en persan désignent une population dans le sud-ouest de l’Iran, les Khuzs, comme ne parlant ni l’arabe, ni le persan, ni le syriaque, ni l’hébreu, mais une langue extrêmement difficile à comprendre, le khuzi.

A priori, on pense, sans certitude, qu’il s’agit des derniers locuteurs d’une version récente de la langue hatamtite. À noter que ces « Khuzs » disparaissent complètement des mentions laissées par les voyageurs vers 1000 après J.-C., date que l’on peut retenir comme la disparition des derniers locuteurs du khuzi et donc peut-être de la mort de la langue hatamtite. Et c’est là que cela devient intéressant si vous le comparez au basque.

Ce dernier, à l’époque de César, devait être parlé dans tout le sud-ouest de la France actuelle et dans le nord de l’Espagne. On observe clairement la réduction de l’aire géographique du basque, bien qu’il ait réussi à se maintenir car il est toujours parlé à l’heure actuelle. Mais contrairement à lui, la langue hatamtite n’a pas réussi à se maintenir. En réalité, il n’y a pas d’intérêt particulier à apprendre une langue si elle n’est plus d’aucune utilité dans le monde dans lequel on vit.

Forcément, la culture dominante finit par engloutir la moins influente…

Eh bien oui ! Et là, en l’occurrence, il va s’agir de la nouvelle culture des populations indo-européennes qui arrivent sur le territoire qu’on appelle Iran actuellement, peut-être vers 1000 avant J.-C. Je rappelle que le persan, le kurde… sont des langues iraniennes qui font partie du grand groupe des langues indo-européennes. Le persan est une langue finalement beaucoup plus proche du français que de l’arabe. Ce sont nos lointains cousins de ce point de vue-là. 

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/eb/Indo-European_branches_map.svg/1024px-Indo-European_branches_map.svg.png?uselang=fr
Distribution approximative actuelle des branches indo-européennes dans leurs terres d’origines en Europe et en Asie : en vert, langues slaves ; en rouge, langues germaniques : en marron, langues italiques ou romanes ; en bleu, langues indo-iraniennes ; en jaune, langues helléniques ; en gris, langues non indo-européennes

Eux, vont débarquer peut-être au Proche-Orient vers 1000 avant J.-C., et ils vont s’imposer sur les populations autochtones sans les exterminer pour autant. Les derniers textes cunéiformes en langue hatamtite – un peu avant l’arrivée d’Alexandre – contiennent beaucoup d’emprunts à la langue vieux-perse, la langue des anciens Perses et l’ancêtre du persan moderne, alors que l’influence ne s’est pas du tout faite dans l’autre sens. Les textes en langue vieux-perse n’ont ainsi jamais adopté des éléments de la langue hatamtite. Autrement dit, l’influence ne s’est faite que du groupe dominant vers le groupe dominé.

Cela peut expliquer le début de la fin pour la langue hatamtite. On peut donc raisonnablement admettre que le dernier locuteur de cette langue a dû disparaître vers 1000 après J.-C., jusqu’à la redécouverte de la langue par les travaux des savant européens et le déchiffrement de l’écriture cunéiforme au 19ème siècle. Il y a ainsi une centaine de savants qui, à l’heure actuelle, ont une certaine connaissance de la langue hatamtite, donc finalement…

Elle est renée de ses cendres d’une certaine manière…

Voilà ! Mais c’est un petit peu comme la langue sumérienne finalement. Ce sont des langues qui n’ont plus été parlées depuis très longtemps, et nous avons pu les faire revivre. Bien entendu, sous perfusion, car elles restent des langues mortes. C’est là où l’on peut saluer le dur labeur des savants et des historiens. Pour la petite histoire, les travaux de déchiffrement commencent avant ceux de Jean-François Champollion.

L’égyptologue français, Jean-François Champollion.

Dès le 18ème siècle, un autre savant français, l’abbé Barthélemy, va déchiffrer deux anciens alphabets : les alphabets palmyrénien et phénicien. C’étaient des écritures relativement simples mais c’est lui qui, en quelque sorte, a lancé le festival. Ensuite, dès la première moitié du 19ème siècle, vont avoir lieu deux déchiffrements très importants, à savoir celui des hiéroglyphes égyptiens avec Champollion et celui du cunéiforme mésopotamien avec des savants tels que Grotefend, Rawlinson, Talbot, Hincks ou Oppert.

À suivre…