Introduction
Les gens le connaissent en tant qu’archéologue ou historien. Lui, préfère presque le terme d’orientaliste. Ce spécialiste du Proche et du Moyen-Orient est surtout connu pour avoir déchiffré, entre 2017 et 2020, l’élamite linéaire, l’un des plus anciens systèmes d’écriture au monde. Inquiet face à l’avenir climatique de notre planète, le regard de ce « citoyen français et européen » se tourne désormais vers d’autres projets : pour lui, la construction d’une Europe fédérale et la transition écologique sont les grands enjeux de demain.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la paléographie ?
Si l’on décompose le mot, la paléographie vient du grec ancien palaiόs signifiant « ancien », et de graphía pour « écriture ». C’est un terme pouvant désigner l’étude des écritures anciennes, étroitement liée à la linguistique. Entre chercheurs, nous ne parlons pas tellement de paléographie ; il y a ceux qui se spécialisent dans l’écriture cunéiforme, et d’autres dans les hiéroglyphes. À ma connaissance, je ne connais personne qui sache lire à la fois les hiéroglyphes et le cunéiforme. Cependant, cela ne nous empêche pas de lire les travaux réalisés par nos collègues. Néanmoins, nous sommes tous spécialisés dans un domaine spécifique, que ce soit un système d’écriture ou une langue. Cela implique fondamentalement que nous ne pouvons pas tout maîtriser.
Quel est, selon vous, l’intérêt de déchiffrer des écritures anciennes ?
Fondamentalement, nous évoluons dans un domaine, celui de l’archéologie ou de l’histoire, ne présentant aucune retombée économique majeure. Ce n’est pas comparable à une innovation en physique, par exemple, où certaines découvertes peuvent bouleverser la vie quotidienne des gens. Le fait que Champollion ait déchiffré les hiéroglyphes n’a pas eu un impact immédiat sur la vie matérielle de ses contemporains. Ceci étant dit, nous ne sommes pas uniquement des corps et sommes également des esprits. Le fait de comprendre le fonctionnement des systèmes d’écritures passés et d’accéder au sens des textes anciens, c’est tout simplement intéressant. Aujourd’hui, avec le déchiffrement de l’élamite linéaire, notre perception du processus historique de phonétisation a changé. Nous pensions auparavant que ce processus était beaucoup plus lent. Certes, cela ne va absolument pas changer la vie des gens, mais c’est une nourriture intellectuelle qui nous permet d’avoir un regard plus représentatif et complet sur l’histoire humaine.
Pourriez-vous nous raconter votre parcours ?
J’ai commencé mes études d’archéologie et d’histoire à 18 ans. En 2003, à l’âge de 21 ans, j’ai quitté Toulouse où j’ai grandi pour continuer mes études à l’Université Paris 1, en me spécialisant notamment sur le Proche-Orient antique. Pour moi, cela a été une décision importante. J’étais alors fasciné par la Mésopotamie. J’ai rencontré là-bas celui qui deviendrait mon directeur de thèse, Serge Cleuziou, qui a joué un rôle très important dans ma vie.

Lors de l’une de nos premières discussions, où je lui faisais part de mon intérêt pour l’Iraq, la période d’Uruk et l’écriture proto-cunéiforme, il m’a suggéré de tourner mon regard un peu plus encore à l’est et de travailler sur le plateau iranien.


Il faut rappeler qu’en cette année-là, 2003, les USA venaient d’envahir l’Iraq alors qu’une importante civilisation du 3ème millénaire av. J.-C. était découverte dans le sud-est de l’Iran : la civilisation de Jiroft ou du Halil roud.




À vrai dire, je n’étais au départ pas totalement enthousiasmé à l’idée de travailler sur l’Iran. Je ne connaissais alors pratiquement rien de l’histoire de ce pays car les ouvrages grand public auxquels j’avais eu accès ne traitaient généralement que de la Mésopotamie (l’Iraq) ou de l’Égypte présentées comme des ilots de civilisation entourés par des brumes. A posteriori, je suis grandement reconnaissant à Serge Cleuziou de m’avoir orienté vers l’Iran. J’ai obtenu mon doctorat en 2011 et suis parti vivre en Iran début 2014. Cela faisait déjà alors huit ans que je me rendais là-bas pour participer aux fouilles de la civilisation de Jiroft, tout d’abord sous la direction de Youssef Madjidzadeh, puis en collaboration avec Massimo Vidale.

Aujourd’hui, je suis spécialiste de l’archéologie orientale et notamment du plateau iranien à l’âge du bronze, entre 4 000 et 1 500 av. J.-C. environ. J’ai vécu en Iran de début 2014 à la fin 2020, sept années lors desquelles j’ai pu participer à de nombreuses fouilles dans le pays tout en enseignant à l’Université de Téhéran.

Je ne tirais aucun revenu de l’archéologie et vivais principalement de mon activité en tant que guide touristique. Donc forcément, je connais ce pays comme ma poche. Je suis très nostalgique de toutes ces années passées là-bas. Je considère l’Iran, par sa culture exceptionnelle et son peuple incroyable, comme mon deuxième pays. J’ai rarement vu des gens aussi affables, amicaux et civilisés. Par exemple, le niveau de connaissance de l’Iranien moyen sur la France est beaucoup plus élevé que celui d’un Français sur l’Iran. J’étais là-bas comme un poisson dans l’eau, même si, j’adore bien sûr la France et l’Europe.
Je suis revenu en France fin 2020 à cause de la situation liée à la COVID et habite désormais à Angers. Depuis lors, j’enseigne l’archéologie et l’histoire du Proche-Orient à Angers et à Nantes mais travaille surtout sur les publications liées à l’écriture élamite linéaire, tel l’article scientifique sur le déchiffrement paru en 2022 ou le livre contenant l’édition de tous les textes écrits en élamite linéaire devant paraître en 2024. En parallèle de cette activité d’enseignement, recherche et publication, je travaille depuis 2020 avec une réalisatrice franco-iranienne, Negar Zoka, sur un documentaire ARTE devant retracer l’histoire du déchiffrement. Nous espérons le finir dans les prochaines semaines et espérons une diffusion en 2024. Avec l’achèvement du livre et du documentaire, j’espère en finir avec l’élamite linéaire !
J’ai enfin récemment eu l’opportunité de décrocher une bourse de recherche de trois ans à l’Université de Liège où je me rends une semaine par mois. Je travaille là-bas avec un assyriologue, Laurent Colonna d’Istria, spécialiste de l’écriture cunéiforme et des langues sumérienne et akkadienne, et un égyptologue, Stéphane Polis, avec qui nous formons une super équipe ! Je travaille notamment avec eux sur ce que je considère comme l’ancêtre de l’élamite linéaire, l’écriture proto-élamite, utilisée sur le plateau iranien de 3300 à 3000 av. J.-C. L’idée est d’utiliser à rebours notre connaissance désormais établie de la phase récente de l’écriture iranienne, l’élamite linéaire (2300-1900 av. J.-C.), afin de mieux comprendre et pourquoi pas déchiffrer l’une des plus anciennes écritures au monde avec l’écriture proto-cunéiforme en Mésopotamie et les premiers signes hiéroglyphiques en Egypte. Je ne suis pas convaincu d’y parvenir, mais ça vaut la peine d’essayer.


Après 11 ans de recherche sur l’élamite linéaire, un déclic s’est produit en 2017. Qu’avez-vous ressenti au moment où vous avez compris la portée de votre découverte ?
J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet en 2006, lors de mon premier séjour en Iran alors que je venais de commencer ma thèse. Je m’étais alors rendu à Jiroft, dans le sud-est du pays, où nous avons découvert cette année-là plusieurs tablettes d’argile portant d’un côté des signes en écriture élamite linéaire et de l’autre des signes relevant d’un autre système que j’ai qualifié par la suite de ‘géométrique’.

Alors que je lisais depuis plusieurs années que l’élamite linéaire avait été mis au jour en 1903 à Suse et qu’il était toujours indéchiffré, cette découverte a représenté comme ma première rencontre ‘personnelle’ avec cette écriture. C’est ma présence à Jiroft en 2006 qui m’a incité à me pencher sur ce sujet en parallèle des autres thèmes sur lesquels je travaillais, tels l’architecture et l’urbanisme des premières cités iraniennes du 3ème millénaire av. J.-C. J’ai ainsi consacré un chapitre de ma thèse à tous les travaux qui avaient été effectués sur les écritures proto-élamite et élamite linéaire et l’ai publié sous la forme d’un livre en 2012. En considérant maintenant ce travail, je reconnais que je n’avais pas vraiment réussi à avancer sur ce sujet.
En 2004, un collectionneur iranien basé à Londres, Houshang Mahboubian, a publié une partie de sa collection.

Parmi ces objets, il y avait trois vases en argent portant des inscriptions en élamite linéaire. À l’époque je me souviens, beaucoup de gens étaient sceptiques quant à leur authenticité et se méfiaient, à juste titre à vrai dire, puisque ces objets ne venaient pas de fouilles ‘régulières’. Je me suis néanmoins intéressé à eux en me disant qu’il était dommage de les ignorer. Seule une photo avait été publiée pour chacun de ces trois vases et je n’avais donc accès qu’à la moitié des textes qui en faisaient le tour.


Il m’a fallu attendre 2015, soit neuf ans de patience, pour entrer en contact avec la famille Mahboubian et les convaincre de m’accorder l’accès à leur collection. J’ai alors pu enfin accéder à la face cachée de ces vases tout en en découvrant cinq autres et reconstituer ainsi l’intégralité des textes. Je suis resté plusieurs jours chez les Mahboubians afin de photographier et analyser ces objets sous tous les angles en me disant que c’était peut-être la première et dernière fois que je les voyais. Connaissant enfin complètement ces textes, le déclic est survenu alors relativement rapidement, au Printemps 2017. Une fois de retour à Téhéran, j’ai remarqué qu’il existait des séquences de signes similaires entre chacun des vases que j’ai par ailleurs pu dater entre la fin du 3ème et le début du 2ème millénaire av. J.-C.
J’ai fait l’hypothèse que certaines de ces séquences pouvaient correspondre à des noms de personnes, notamment une séquence de 4 signes, où les 3ème et 4ème signes étaient le même signe répété. Je me suis alors dit : je suis à la recherche du nom d’une personne, sûrement quelqu’un d’important, peut-être un roi, qui a vécu entre 2050 et 1850 av. J.-C., qui a un nom écrit en 4 signes dont les 3ème et 4ème se répètent. Parmi tous les souverains ‘iraniens’ de cette époque connus auparavant par les textes cunéiformes, un seul correspond à tous ces critères : Shilhaha ! Dix minutes plus tard, j’identifiais le nom de son père, Eparti (II) ainsi que celui du principal dieu vénéré alors sur le plateau iranien, Napiresha, signifiant « grand (resha) dieu (napi) » en langue hatamite ou élamite.

C’est à partir de ces lectures que le déchiffrement a commencé. J’ai alors compris qu’il avait été empêché jusque-là par le nombre trop restreint d’inscriptions connues, seulement une vingtaine, problème que les vases de la collection Mahboubian avaient permis de résoudre. Si j’avais eu accès à cette collection en 2007, je pense que j’aurais très probablement brisé le code de l’élamite linéaire en 2008 ou 2009.
Les déchiffrements sont relativement rares. A ma connaissance, la dernière fois qu’un tel déchiffrement avait été réalisé remonte à celui de l’écriture linéaire B, utilisée en Grèce et en Crète dans la 2ème moitié du 2ème millénaire av. J.-C., et effectué par Michael Ventris en 1952, alors que les hiéroglyphes anatoliens (ou louvites) ou les glyphes mayas ont été progressivement déchiffrés durant la 2ème moitié du XXème siècle.




Ce succès mis à part, le déchiffrement de l’écriture élamite linéaire a également permis de reconsidérer notre vision de l’évolution de l’écriture dans le monde. Avant de continuer, je dois faire ici un peu de théorie. Tous les systèmes d’écriture fonctionnent selon deux principes, logogrammatique et phonogrammatique (ou phonétique). Par exemple, mille euros (ou plutôt /mil euro/) est la notation phonétique qui correspond à la notation logogrammatique 1000 € (qui peut être lue ‘mille euros’ en français mais ‘one thousand euros’ en anglais). De manière générale, tous les systèmes d’écriture utilisent plus ou moins ces deux principes. C’est le cas des deux autres écritures contemporaines de l’élamite linéaire, le cunéiforme mésopotamien et les hiéroglyphes égyptiens, qui fonctionnent pour cette raison avec plusieurs centaines de signes pour le cunéiforme et avec environ mille signes pour les hiéroglyphes.
Une fois le déchiffrement de l’écriture élamite linéaire complété, je me suis rendu que ce système était purement phonétique, avec des signes notant uniquement des voyelles (V), des consonnes (C) ou des syllabes (CV). Il s’agit donc du plus ancien système d’écriture purement phonétique au monde, un alpha-syllabaire pour être plus précis, plusieurs siècles avant le cas avéré de l’alphabet proto-sinaïtique, vers 1500 av. J.-C. Il s’agit donc d’une modification substantielle de notre façon de considérer l’histoire de l’écriture selon une progressive phonétisation alors que celle-ci était déjà atteinte en Iran dès 2300 av. J.-C. au moins.

Quel impact cela aura-t-il sur votre carrière ?
En 2018, j’ai publié un premier article dans une revue scientifique britannique. Toute personne sérieuse aurait pu comprendre qu’il s’agissait là des premiers jalons du déchiffrement de l’élamite linéaire. Deux collègues intéressés par ma publication, Kambiz Tabibzadeh et Matthieu Kervran, m’ont alors rejoint. Ensemble, nous avons achevé le déchiffrement. J’ai également sollicité deux linguistes italiens, Gian Pietro Basello et Gianni Marchesi, spécialistes de l’écriture cunéiforme et des langues sumérienne, akkadienne et élamite, qui ont contribué à compléter au mieux notre article. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai passé une grande partie de l’année 2021 à mettre l’article au niveau des standards de l’une des plus prestigieuses revues scientifiques dans notre domaine, la “Zeitschrift für Assyriologie”.

Sa parution dans cette revue allemande en juin 2022 a été un grand soulagement. Aujourd’hui encore, je ne trouve rien à redire de cette publication. Tout a été pesé avec précision, jusqu’à la virgule près.

1. pu-zu-r-su-ši-na-k ze-m-t a(-w)-wa-ni-r | (ku-ši-k | ši-n-pi-s-hu-ki-r |)
2. i-n-su-š-na-k i-r ha-ne-š | hu2-pu2-š-ša-n la-w-li3-ri li-m-ma-š (|) pa-t-ra i-r ra-p2-pa-š
3. ⸢i-r⸣ pe-t-ra-š a-k-ka-⸢ra pe⸣-t-n-ra | a⁓hu-n(-)ha?-s-ki | lu?-r(-)

(1)Puzur-Sušinak zemt Awan-ir (kuši-k Šin-pishůk-ir) (2)Insuš(i)nak ir hane-š Hůp(o)šan lawlire lima-š pat-r-a i-r rapa-š (3)i-r petra-š aka-r-a pet(i)-n-r-a … i? hata-k-ne (or hůta-k-ne)
(1)Puzur-Sušinak, roi d’Awan(, celui engendré par Šin-pishůk) — (2)(car) Insušinak l’aime, (la ville de) Hůpošan, … — il (= Insušinak) a brûlé, il l’a lié à ses pieds (= du roi Puzur-Sušinak; et) (3) il (= Insušinak) la (= Hůpošan) lui (= Puzur-Sušinak) a presenté. Quicquonqe se rebellerait … puisse-t-il/cela être détruit (ou réalisé).
Exemple de texte en écriture élamite linéaire, avec sa lecture et sa traduction, publié en 2022 dans la revue Zeitschrift für Assyriologie
Ce travail a été mené dans un contexte particulier pour moi. Je suis revenu vivre en France fin 2020, laissant à grand regret l’Iran et sept ans de ma vie derrière moi. Je repartais pratiquement de zéro. Mon collègue et ami Massimo Vidale, professeur à l’Université de Padoue, m’a alors aidé à décrocher une bourse de recherche de deux mois afin de me relancer. Massimo est quelqu’un de très important pour moi. J’ai une grande admiration scientifique pour le chercheur et un grand respect pour la personne. C’est un ami avec lequel je collabore depuis 2007 sur de nombreux projets, notamment en ce qui concerne la civilisation de Jiroft.
En arrivant à Padoue fin 2020, je lui ai immédiatement fait part de l’état d’avancement du déchiffrement. Massimo n’en revenait pas. D’après lui, je devais en parler au plus vite. Il m’a alors mis en contact avec une journaliste de Sciences et Avenir, Bernadette Arnaud, avec laquelle j’ai pu discuter. À ma très grande surprise, le petit article issu de cet entretien a généré un ‘buzz’ médiatique. Paris Match, M6, TF1… bon nombre de médias m’ont alors contacté. D’un côté, c’était bien sûr grisant, mais de l’autre, j’ai constaté très rapidement que j’étais en porte à faux.
J’affirmais avoir déchiffré l’élamite linéaire mais ne pouvais pas parler dans les détails de cette découverte car l’article scientifique n’avait pas encore été publié. J’ai eu l’impression de m’être piégé tout seul, passant peut-être pour certains pour un affabulateur. Grâce à la parution de l’article scientifique en Juin 2022, tout ça est néanmoins derrière moi maintenant. Je commence à voir certains avantages dans cette annonce un peu trop précoce.
Le buzz a permis, je pense, d’obtenir un financement de la part d’ARTE afin de réaliser un documentaire sur le déchiffrement. Réalisé par Negar Zoka, ce projet est en voie d’achèvement et le documentaire sera peut-être diffusé en 2024. C’est également grâce à cette annonce que Laurent Colonna d’Istria, professeur d’assyriologie à l’Université de Liège en Belgique, est entré en contact avec moi et m’a aidé à décrocher là-bas une bourse de recherche post-doctorale de trois ans.
Désormais, je souhaite juste achever mon travail sur l’écriture élamite linéaire et passer à autre chose (l’écriture proto-élamite avec mes collègues liégeois !). L’article de 2022 présente la méthode de déchiffrement ainsi qu’une description du fonctionnement de ce système d’écriture avec sa très surprenante grille phonétique alpha-syllabique. Cette contribution ne présente cependant la traduction qu’un des 43 textes écrits en élamite linéaire connus à l’heure actuelle. Je travaille donc avec mes collègues sur l’édition première (lecture, traduction, commentaires historiques et linguistiques) de ces 43 textes. Cette monographie, publiée par l’Université de Bologne, viendra achever l’édifice du déchiffrement de l’écriture élamite linéaire.
Si vous deviez tirer des leçons de vos expériences sur le terrain et de votre métier, quelles seraient-elles ?
En y réfléchissant, je pense que le fait d’être bien entouré – une pensée à mon ami Massimo Vidale et certains de mes collègues iraniens (Reza Naseri, Sajjad Aliabaigi, Shokouh Khosravi, Hassan Fazeli, Rouhollah Youssefi, Kourosh Afshari, Meysam Shahsavari, Mojgan Shafiee)- est très important. Quand tu as des personnes de cette qualité à tes côtés et qui te soutiennent, c’est une grande chance. Si j’avais été tout seul et s’ils n’avaient pas été là, je ne serais peut-être pas parvenu au déchiffrement. À l’époque, beaucoup s’interrogeait (et s’inquiétait) sur ce que je faisais de ma vie, et moi-même je peinais d’un point de vue financier. Donc les collaborations, les rencontres et les amitiés de manière plus générale, sont des facteurs très importants pour réussir.
D’où l’importance d’avoir des compétences sociales. Et puis, n’oublions pas le travail et la persévérance, même s’il arrive parfois que ces qualités ne mènent à rien. Dans mon cas, cela s’est joué à peu de chose : si je n’avais pas eu accès aux vases kunanki en argent de la collection Mahboubian, je serais sans doute toujours en train de chercher à l’heure actuelle. Finalement, sur ces 11 ans, il n’y a vraiment eu qu’un an et demi de travail efficace. Mais ça, je ne le savais alors pas. Donc, sans travail on n’arrive bien sûr à rien. Mais j’ajouterais un ingrédient, la chance, qui peut être provoquée par les interactions humaines et nécessite donc une démarche active de rencontre avec l(es)’autre(s).
Quels grands noms scientifiques vous ont influencé ?
Jared Diamond est une source d’inspiration, notamment à travers ses ouvrages « De l’inégalité parmi les sociétés« et « Effondrement« .

De même, Stephen Jay Gould, un paléontologue américain, a eu une grande influence intellectuelle sur moi, avec son ouvrage « La vie est belle » notamment.

J’ai également récemment eu l’opportunité de lire le penseur grec du Vème siècle av. J.-C. Thucydide (« La guerre du Péloponnèse« ) et admire sa grande rigueur. Enfin, je suis très régulièrement les propos de Jean-Marc Jancovici, dont les interventions sont pour moi un modèle de clarté et me servent d’exemple quant au rôle de l’intellectuel/scientifique dans le débat public.

Comment percevez-vous l’approche actuelle des jeunes à l’égard de la science ?
Les jeunes ne sont pas nécessairement plus critiquables qu’une autre classe d’âge à cet égard. Je serais par contre plus critique à propos du rapport à la science et la connaissance de la société dans son ensemble. Il est en effet très dommageable que des footballeurs soient plus mis en avant que des savants. Les médias devraient parler plus de science et des profils de chercheurs, car si cela est correctement présenté, c’est fondamentalement intéressant.
Pour en revenir aux jeunes, leur idéalisme, que certains d’entre nous pouvons perdre en prenant de l’âge à cause des coups de la vie et des épreuves, est leur grande force. L’idéalisme, c’est agir pour l’intérêt commun et y mettre toute son énergie, quitte à se mettre possiblement en danger. Fondamentalement, ce sont les idées qui déterminent nos actions et façonnent donc notre monde. Je ne dis pas que tous les jeunes font preuve de cet idéalisme, mais quand tu rencontres quelqu’un animé par de grands idéaux, cela fait l’effet d’une claque de rappel. On prend conscience d’avoir perdu quelque chose en chemin.
Pouvez-vous faire part de vos projets actuels et à venir ?
En ce moment, j’ai deux grands projets en cours : terminer le livre sur l’édition des 43 textes en élamite linéaire avec mon collègue italien Gianni Marchesi ainsi que le documentaire sur le déchiffrement en collaboration avec ARTE. Sans oublier mes travaux sur l’écriture proto-élamite en partenariat avec l’Université de Liège et Laurent Colonna d’Istria. Je souhaiterais également retourner en Iran pour diffuser auprès des chercheurs, des étudiants et de la population les nouvelles connaissances acquises sur l’histoire du pays.
Malheureusement, la situation politique actuelle est complexe et je suis contraint par prudence de ne pas me rendre pour l’instant en Iran. J’ai cependant le secret espoir qu’il me sera possible de revenir un jour là-bas afin de former ceux qui le souhaitent à l’élamite linéaire et de donner l’opportunité aux Iraniens de s’approprier cette fascinante écriture. Si le déchiffrement de l’élamite linéaire peut intéresser de nombreuses personnes à travers le monde, il n’en reste pas moins que cette découverte a une valeur particulière pour la culture iranienne contemporaine.
Quel est votre horizon politique ?
En février 2022, alors que je travaillais aux derniers détails de mon article sur l’élamite linéaire, Poutine prenait la décision d’envahir l’Ukraine. J’ai à titre personnel fondamentalement changé ce jour-là. J’ai été pacifiste jusqu’au 24 février 2022, mais penche désormais vers une position que le proverbe latin « si vis pacem, para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre) résume plutôt bien.
Quand on considère l’histoire européenne, c’est une suite quasi-ininterrompue de meurtres, massacres et guerres.

Mais, depuis 1945, nous avons vécu une parenthèse enchantée. Il y a eu certes des guerres coloniales menées à l’étranger, en Indochine ou en Algérie dans le cas de la France, ou bien l’épisode plus récent de la Yougoslavie sur le sol européen. Mais depuis 1945, nous avons eu fondamentalement la grande chance de ne plus être impactés par la guerre, ce qui est sans précédent dans l’histoire européenne.
Toi et moi avons grandi par exemple dans une Europe où nous n’avons plus peur de l’Allemagne. C’est extrêmement précieux et doit être consolidé. La guerre en Ukraine m’a donc fait comprendre que notre avenir politique et historique se trouve dans la réalisation des “États-Unis d’Europe”. Cette expression a été popularisée par Victor Hugo dans un discours au Congrès de la Paix en 1849. Il évoquait notamment :

Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin, qu’elle serait impossible et qu’elle paraîtrait absurde aujourd’hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et Philadelphie.
Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France.
Victor Hugo
Quand je considère le monde actuel, où la confrontation entre les USA et la Chine peut se durcir, où l’accès aux ressources va devenir de plus en plus restreint et où surtout les effets du réchauffement climatique vont se faire de plus en plus sentir, cette unité supérieure, cette fraternité ou nation européenne, doit être réalisée au plus vite. L’étape ultime d’une telle intégration sera la mise en commun de tous les moyens militaires et la constitution d’une armée européenne sous la direction d’une seule politique étrangère commune.
Il y a certes des différences de traditions et coutumes entre les pays européens à l’heure actuelle, notamment sur le plan juridique, mais je reste convaincu que la fédération européenne constitue notre horizon politique, voire historique, de survie. Cela me semble plus qu’évident : unis, nous sommes simplement plus forts. Le but d’un tel projet n’est pas de dominer les autres, mais de prévenir au contraire toute forme d’agression dirigée contre nous, nécessitant donc un réarmement de l’Europe. Nous pourrions de plus exercer notre influence nouvelle afin de projeter certaines valeurs à l’étranger. Une véritable fédération européenne pourrait jouer ainsi un important rôle dans la transition énergétique mondiale et l’atténuation du réchauffement climatique.
Selon vous, quel est le principal enjeu de demain ?
La vision européenne que je viens d’évoquer est à articuler autour du problème qui devrait être la priorité de toute personne sérieuse : le réchauffement climatique. J’aborde ce sujet par l’intermédiaire du laboratoire d’idées The Shift Project. Ce think tank a publié en janvier 2022 un ouvrage intitulé “Le Plan de Transformation de l’Économie Française” (ou PTEF pour les intimes) dont la lecture a rallumé à titre personnel une petite lueur d’espoir dans le tunnel de mon éco-anxiété. Cet ouvrage, dont je recommande fortement la lecture, se place au-delà du constat de la (mauvaise) situation et des discours de fin du monde. Il s’agit d’un plan sur 30 ans se proposant de décarboner, c’est-à-dire d’arrêter d’utiliser du gaz et du pétrole, presque complètement l’économie française.

Il ne s’agit certes que de la France, mais c’est déjà un bon début. Depuis au moins un siècle, notre système énergétique et les aspects matériels de notre mode de vie reposent sur les matières premières fossiles (sans compter le charbon au 19ème siècle) venant en grande partie de l’étranger, nous plaçant donc en situation de dépendance et donc de fragilité. Etant donné que nous ne pouvons pas sortir du pétrole et du gaz du jour au lendemain, l’idée est donc de s’en sevrer de manière ordonnée, anticipée et planifiée.

Le PTEF s’appuie sur des synthèses d’études menées secteur par secteur (agriculture/alimentation, transport, logement, énergie, industrie, …) et propose une direction générale. Quatre grands principes gouvernent toutes les propositions. Les voilà dans un ordre décroissant d’importance :
- la sobriété : nous devons au plus vite (accepter de) changer notre mode de vie, c’est-à-dire, entre autres, se déplacer moins, consommer moins ou avoir une alimentation moins carnée ;
- l’efficacité énergétique : un énorme chantier nous attend avec la rénovation et meilleure isolation de tous nos bâtiments ;
- le développement raisonné des énergies renouvelables ;
- le maintien du nucléaire. Ce dernier point nous vaut parfois quelques discussions animées, mais nous pensons que l’énergie nucléaire jouera un rôle important dans le processus de décarbonation. J’ai bien dit maintien et non pas augmentation car, fondamentalement, la meilleure énergie est celle qui n’est pas consommée et qui n’a donc pas à être produite (cf. principe de sobriété). L’énergie nucléaire n’est certes pas sans risque et la gestion de ses déchets engage de nombreuses générations futures, mais nous nous sommes mis dans une situation telle qu’il nous faut choisir entre un danger certain (le réchauffement climatique et ses conséquences) et un risque potentiel.
Ce plan ne fait pas l’hypothèse d’éventuelles technologies n’existant pas encore et qui viendraient régler comme par magie nos problèmes. Enfin, cette transition énergétique est en grande partie une transition professionnelle, avec de 5 à 6 millions d’emploi qui doivent être transformés.
D’un point de vue historique, la sobriété représente un défi sans précédent. Aujourd’hui, un Français émet en moyenne annuellement 10 000 kilos équivalents CO2. En prenant en compte l’objectif de l’Accord de Paris de 2015/2016, de contenir “l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels” afin de limiter les effets du réchauffement climatique (nous sommes aujourd’hui à +1,2°C dans le monde en moyenne par rapport à 1850), il peut être rapidement résumé que nous devrions être à 2 000 kilos équivalents CO2 par an le plus rapidement possible, soit une division de nos émissions par 5.
Nous sommes dans un cycle historique qui a commencé au 10ème millénaire av. J.-C. au Proche-Orient avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage (ce que l’on appelle la néolithisation) et l’augmentation démographique et l’impact grandissant sur notre milieu qui ont suivi. Aujourd’hui, nous devons inverser cette tendance commencée il y a 12 000 ans et donc faire pour la première fois dans l’histoire de l’humanité le choix du moins, qui s’imposera à nous de toute façon si nous ne le décidons pas. C’est proprement révolutionnaire et probablement contraire à notre nature marquée par le moindre effort, le court-termisme et, en un mot, l’égoïsme.
La pertinence du PTEF m’a fait rejoindre l’association bénévole des Shifters afin de faire la promotion des idées avancées par le Shift Project. Nous avons créé en Avril 2022 la branche locale de l’association à Angers, où je réside depuis la fin de l’année 2020 après mon retour d’Iran.

L’idée est d’influencer la population et les élus pour diffuser le plus rapidement possible les propositions formulées par le plan. Et tout ça bien sûr dans la joie et la bonne humeur ! Nous sommes très conscients que nous ne pourrons pas entraîner la majorité de la population avec des graphiques, des diagrammes et des données scientifiques. Si c’était le cas, cette transition aurait dû débuter dès les années 1970 et la publication en 1972 du rapport du club de Rome “The limits to growth”.
Dans ce contexte, l’un des grands slogans de notre association est de “rendre la sobriété désirable”. Voilà pour moi, avec la construction européenne et l’avènement d’une réelle fédération, le grand enjeu de notre temps !